Jade n’y tient plus. Elle a déjà demandé par trois fois si elle pouvait sortir de table. En vain. La fillette de 7ans gesticule en tous sens, soupire, boude ce qui se trouve dans son assiette, et son ennui grandissant exaspère ses parents enchantés par ce repas de fêtes en famille. « Encore un effort, Jade! Reste tranquille! Et redresse-toi un peu…! », lui intime son père. Autour de la tablée, aucun autre enfant qu’elle. Ou, au contraire, d’autres compagnons d’infortune (eux aussi «coincés» entre deux adultes cerbères), dont l’un focalise l’attention à coups de hurlements et de projectiles alimentaires. « Il n’y a aucun intérêt à cette situation. C’est perdant-perdant », estime le psychopédagogue Alain Sotto.
Jusqu’à environ 10 ans, rester à table et savourer ces moments de convivialité et de partage à leur juste valeur, et bien au-delà d’un temps raisonnable pour s’alimenter, est de l’ordre de l’exploit. Exiger de son enfant qu’il reste des heures attablé n’est pas réaliste, lui qui ne pense qu’à bouger, jouer, explorer son environnement et aller à la rencontre de l’autre. Pourquoi s’acharner à le vouloir vissé sur sa chaise et transformer ces repas de fêtes en supplice pour tous ? Parce qu’il est bon qu’il respecte rituels et conventions sociales dès son plus jeune âge ? Parce qu’il est ce trophée parental dont on se plaît à exhiber les bonnes manières ? Et que, oui, même à 4 ans, il montre un intérêt certain pour les conversations des adultes ?
« Quand on connaît un tant soit peu sa famille ou ses hôtes, on ne va pas exiger de son enfant qu’il reste indéfiniment assis », estime Alain Sotto, qui préconise de convenir d’un « protocole » avec son enfant: il se met à table, mais peut raisonnablement s’éclipser, par exemple entre deux plats, ou après le plat principal pour ne revenir qu’au dessert. « Qu’il y ait des règles, oui, bien sûr, mais qu’elles soient assouplies et adaptées, notamment en fonction de son âge », suggère l’auteur du Beau Métier de parent (Hugo Doc, 2016). L’enfant trouvera d’autant plus son plaisir dans le repas familial, dans ce rituel où il a toute sa place, si l’on tient compte de ses goûts, de son appétit et de son rythme, distincts de ceux de l’adulte.
Pour donner à l’enfant l’idée et le vécu de moments exceptionnels, ce repas de fêtes doit aussi être le sien. Trois options possibles : faire dîner les enfants avant les adultes pour leur éviter le calvaire d’un repas fleuve ; les convier à la table des adultes mais les laisser s’échapper; les réunir, s’ils sont plusieurs, autour d’une même table qui sera bien vite animée par des joutes de blagues, des jeux et des récits autrement captivants que ceux des grands. Mais si les conversations des adultes semblent a priori ne pas les intéresser, ils ne perdront pas une miette, bien qu’à l’écart, des échanges stratégiques et croustillants de leurs aînés !
Article paru dans Le Monde, par Marlène Duretz